Préhistoire d’Ecône
Il y a 50 ans, quelques laïcs rachetaient à la Congrégation du Grand-Saint-Bernard le domaine d’Ecône, afin que « la vocation religieuse de ce lieu ne soit pas abandonnée sans plus amples examens ».
Etablie sur un cône d’alluvion – d’où ses noms Esconna, Ecounaz, Econaz et Ecône – qui lui amenait une eau tufière, et trempant ses pieds dans les vastes marais de la plaine, Ecône, située en Valais entre Riddes et Saxon, ne fut longtemps qu’une ferme sans rapport . L’acte d’achat de cette ferme, avec ses dépendances, au noble Pierre de la Tour, seigneur de Châtillon, par le prévôt du Grand-Saint-Bernard, Jean de Duin, fut signé le 12 décembre 1302 à Saint-Maurice . Au fil du temps, le domaine s’agrandit et traverse les nombreux soubresauts des guerres entre la Savoie et les princes évêques de Sion.
Au XVIIe siècle, des contrats d’admodiation (location) d’une durée de six ans sont passés par la Maison du Grand-Saint-Bernard avec des particuliers qui se chargent de cultiver les terres de la ferme . Entre 1667 et 1674, la Maison hospitalière agrandit son domaine en achetant des terres à proximité de la ferme .
Durant cette période, Etienne Saudan, de Saxon, prétend avoir voulu détruire cette ferme en compagnie de plusieurs sorciers, encouragés en cela par le diable .
Au cours des siècles suivants, le domaine continue d’être exploité par des fermiers.
En 1890, il est administré par le régisseur Nicolas Julmy (1858-1916), de Tavel (Fribourg), ancien élève de l’institut agricole de Lausanne, familiarisé déjà depuis quelques années avec les exploitations agricoles du Valais et également régisseur du domaine Fama à Saxon .
Première école théorique et pratique d’agriculture du Valais
Les autorités supérieures du canton caressaient depuis quelque temps le projet de créer un établissement d’enseignement agricole – projet né d’un mouvement général en faveur de l’agriculture, qui au XVIIIe siècle s’était manifesté dans la Suisse entière et avait atteint le Valais. Le domaine d’Ecône parut offrir les conditions désirées pour devenir ferme-école du canton. La fondation de l’établissement sera l’œuvre de Charles Maurice de Macognin de la Pierre – conseiller d’Etat de 1883 à 1897 –, à l’époque chef du Département de l’Intérieur. L’éminent homme d’Etat, assuré des services que pourrait rendre au pays l’enseignement de méthodes rationnelles en agriculture, multiplia les démarches auprès de ses collègues du gouvernement et auprès de la Maison du Grand-Saint-Bernard, jusqu’à ce qu’il pût voir l’aboutissement de son initiative. En séance du 3 juin 1891, le Grand Conseil approuvait à l’unanimité la création d’une école pratique d’agriculture à Ecône.
On avait renoncé à l’idée d’une ferme-école, c’est-à-dire d’une école exclusivement pratique : seule une école avec enseignement moitié théorique et moitié pratique, paraissait répondre aux besoins réels du Valais.
Le vote du Grand Conseil comportait la ratification d’une convention passée entre le Conseil d’Etat et la Maison du Grand-Saint-Bernard, laquelle déterminait les conditions d’admission des élèves, de nomination des professeurs, le programme de l’école, les prestations respectives de l’Etat et de la Maison du Grand-Saint-Bernard : l’Etat nommant et payant les professeurs, avec l’aide déjà promise d’un subside de la Confédération ; et la Maison du Grand-Saint-Bernard fournissant les locaux pour les classes, et, pour la pratique, la campagne avec les écuries de la ferme. La durée de cette convention fixée d’abord à dix ans fut portée à vingt ans à la demande du Grand Conseil (modification acceptée par la Maison du Saint-Bernard).
Ainsi créée, l’école pratique d’agriculture d’Ecône inaugurait ses cours le 25 janvier 1892 : quatorze élèves s’étaient présentés et cinq maîtres se distribuaient les différentes branches de l’enseignement. L’école comprenait des salles d’études pour les deux classes de ses élèves, un laboratoire de chimie, un local pour le musée, une chapelle , ainsi que les locaux nécessaires pour l’internat. Le domaine mis à sa disposition était de 27 hectares et 32 ares et comprenait deux étables juxtaposées pouvant contenir de 25 à 30 têtes de bétail ; une porcherie lui fut par la suite annexée.
Présidée, l’année de sa fondation, par le chanoine Maurice André Maret (1848-1904), l’école eut ensuite successivement à sa direction : le chanoine Jean Joseph André Favre (1858-1930), naturaliste connu, le chanoine Antoine Duc (1866-1937), cachant sous une grande modestie une non moins grande compétence dans les questions agricoles, le chanoine François Joseph Rey (1863-1949), particulièrement aimé des élèves, le chanoine Maurice Borter (1859-1927), du Haut-Valais.
Le chanoine Félix Nanchen (1870-1938) présida une année seulement les destinées de l’école pour laisser ensuite la place au révérend frère Emile Pellouchoud (1871-1956), ancien élève des écoles d’agriculture théorique de Pérolle (Fribourg), de viticulture de Praz (Vevey) et d’horticulture de Genève. Depuis de nombreuses années professeur à l’école, ce dernier fut incontestablement la figure la plus représentative de l’établissement. Son nom reste attaché au prodigieux développement de l’arboriculture valaisanne.
Parallèlement à cette première direction, la direction technique de la ferme-école passait aux cours de ses trente ans d’existence des mains de M. Nicolas Julmy (1858-1916) à celles de M. Jules Rézert (1867-1943), de Briancourt (France), puis de M. Francis de Gendre (1863-1932), de Fribourg, et enfin de M. Dr Henry Wuilloud (1884-1963), plus tard professeur au Polytechnicum fédéral de Zurich.
Très tôt, l’école d’Ecône fit rayonner son action dans les différentes régions du canton. Le personnel enseignant organisa de bonne heure dans les diverses localités, des conférences et des cours populaires sur l’élevage du bétail, les engrais, la taille des arbres et la viticulture. Ces cours consistaient en des leçons surtout pratiques de trois à quatre jours, données pendant trois années consécutives, au bout desquelles un diplôme était délivré aux auditeurs qui témoignaient de connaissances suffisantes.
L’école d’Ecône a sa place à l’origine du magnifique essor de l’agriculture valaisanne manifesté au début du XXe siècle. Elle remplit durant trente ans une mission éminemment utile au pays. L’œuvre ayant grandi, elle n’abrite qu’avec peine tous ses services. Le travail rigoureux et conjugué des professeurs et élèves lui procure une telle renommée que l’Etat souhaite la racheter aux chanoines en 1919. Ceux-ci refusent de céder le domaine.
Le 1er juin 1920, le Conseil d’Etat décide de construire son école cantonale d’agriculture sur le domaine de Châteauneuf près de Sion, qu’il espérait pouvoir inaugurer le 1er décembre 1922. Lorsqu’on se rend compte que les nouveaux bâtiments ne seront pas prêts pour la réouverture des cours en automne, des démarches sont faites auprès de la Maison du Saint-Bernard pour prolonger d’un an la validité de la convention qui la liait à l’Etat et que celui-ci avait dénoncée. Les démarches échouèrent. Le 31 octobre 1922, le personnel étranger à la maison ainsi que les élèves furent congédiés. Après la fermeture de l’école d’agriculture d’Ecône, le domaine continue à produire fruits et légumes pour les diverses maisons de la Congrégation et pour la vente.
Petit séminaire puis séminaire de la Maison du Saint-Bernard
La Deuxième Guerre mondiale contraint la Maison du Saint-Bernard à rapatrier ses petits séminaristes – ils étaient en Belgique, la Congrégation ayant réglé de cette manière un conflit avec l’Abbaye de Saint-Maurice – ; on les installe à Ecône. Tout en continuant sa propre formation, le chanoine René Berthod (1916-1996) doit, en 1939-1940, fonctionner comme professeur au juvénat. C’est son premier séjour à Ecône.
Au sortir de la guerre, Ecône va connaître une nouvelle jeunesse. Le nouveau prévôt, Mgr François-Nestor Adam (1903-1990) – élu en 1939 et futur évêque de Sion (1952) –, prend la décision de transférer le séminaire théologique de l’hospice du Grand-Saint-Bernard à Ecône en avril 1947. Le chanoine René Berthod est nommé professeur à Ecône, avec la charge surprenante d’économe. Quittant l’hospice le 7 juin 1947, il reçoit la directive du prévôt qu’Ecône doit payer, par les revenus de la ferme, les coûts du nouveau séminaire.
Le chanoine Berthod décide alors d’ouvrir un parc avicole que les religieux construisent de leurs propres mains durant leurs heures libres. Les cours commencent le 13 octobre 1947 avec trois professeurs : le chanoine Berthod, préfet des études, enseigne la théologie dogmatique et le droit canon ; le chanoine René Darbellay (1909-2006) enseigne la théologie morale, tandis que le chanoine Jules Clivaz (1912-1980), prieur, donne les cours d’Ecriture Sainte, de pastorale, de liturgie et d’éloquence sacrée.
En 1950, le prieur Clivaz est nommé à l’hospice et le chanoine Berthod lui succède comme supérieur à Ecône, charge qu’il assume jusqu’en 1954, date à laquelle il est nommé recteur du collège de Champittet, tandis que les théologiens sont envoyés à Rome poursuivre leurs études.
Cependant une nouvelle révolution industrielle va modifier une fois de plus l’avenir de la propriété, celle de la houille blanche. Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale les fonds de vallées vont se métamorphoser et faire place à d’énorme barrages d’accumulation d’eau. Parmi ces projets figure le plan d’aménagement des forces hydrauliques de la vallée de Bagnes.
En 1948, le Conseil d’Etat approuve les concessions communales à la société des forces motrices du Val de Bagnes et ouvre ainsi la voie aux études préléminaires de la construction du barrage de Mauvoisin et du complexe hydro-électrique qui lui est joint. Les travaux dureront de 1951 à 1958, comprenant la construction des centrales électriques de Fionnay et de Riddes.
Pour des raisons de situation, le domaine d’Ecône intéresse la société des forces motrices du Val de Bagnes qui en achète une partie aux chanoines du Grand-Saint-Bernard avant de mettre en chantier en 1952 la construction d’une centrale électrique. Mise en service en novembre 1956, elle est inaugurée officiellement le 17 septembre 1958.
Des travaux ultérieurs amènent les chanoines à vendre une nouvelle parcelle du domaine pour d’autres agrandissements. Il ne reste en définitive que si peu de terrain que cela ne vaut plus la peine de maintenir une communauté ou un fermier. La Maison du Grand-Saint-Bernard décide alors de vendre le domaine. Plusieurs candidats se présentent et à tous on demande une offre par écrit, en précisant que la vente se ferait au plus offrant.
Acquisition de la propriété par cinq bons pères de famille
Le 11 avril 1968, Jeudi Saint, Alphonse Pedroni (1921-1978), de Saxon, apprend la nouvelle par une conversation de café. Il est profondément choqué qu’un acquéreur éventuel se propose de transformer la respectable demeure religieuse en un centre de loisirs. Il s’en ouvre à son ami Gratien Rausis (1922-2000) qui vient le voir ce jour-là pour affaire. Celui-ci demande aussitôt une entrevue à Mgr Angelin Lovey (1911-2000), prévôt de la Congrégation depuis 1952, entrevue qui lui est accordée le lendemain.
Un délai lui est laissé jusqu’au jeudi suivant. Avec Alphonse Pedroni, il contacte diverses personnes et finalement, ce sont cinq laïcs – Alphonse et son frère Marcel Pedroni (1925-2002), Gratien Rausis, Guy Genoud (1930-1987) et Me Roger Lovey (1929-1989) – qui, le jeudi 18 avril 1968, écrivent notamment ce qui suit : « Les motifs qui nous guident et que nous nous permettons de bien préciser sont étrangers à tout dessein de spéculation. Ecône, de par son passé, a pour nous une signification, nous dirions même une vocation religieuse que nous n’acceptons pas de voir abandonnée sans plus amples examens. Nous savons que sur le plan agricole l’affaire n’est pas, en l’état actuel, très rentable. Nous sommes dès lors persuadés que les personnes ou groupements de personnes intéressés à l’achat, aujourd’hui ou demain, ne pourront que donner à Ecône une autre affectation s’ils veulent, ce dont il ne faut pas douter, en faire une affaire financière intéressante. Nous pensons notamment que le lieu se prêterait admirablement à la création de motel, restaurant, camping, voire dancing. Le lieu en est privilégié parce qu’il est géographiquement bien centré tout en étant à l’écart des agglomérations. Des gens réalistes savent ce que cela peut impliquer et particulièrement les pères de famille que nous sommes. »
Le lendemain, on leur fait savoir que le domaine leur est vendu pour le montant de 410'000 francs, fixé par le vendeur car les acheteurs n’avaient pas formulé de prix. Avant même de signer l’acte d’achat, Alphonse Pedroni et Roger Lovey se rendent chez Mgr Nestor Adam pour lui faire part de leur intention et du fait qu’ils tiendront ce domaine à disposition d’une œuvre religieuse. L’évêque de Sion les félicite et leur dit en même temps le peu d’espoir qu’il y a du fait de la crise générale des vocations. L’acte de vente fut signé le 31 mai 1968 par le prieur Rausis et les cinq laïcs qui avaient constitué une société en nom collectif sous le nom de « Rausis et Cie – Notre-Dame des Champs ». Le prix fut payé par emprunt de la totalité du montant auprès de la Banque cantonale du Valais, moyennant hypothèque sur le tout et engagement solidaire des cinq sociétaires.
Les acheteurs font connaître leur intention loin à la ronde. A Noël 1968 les sœurs du Carmel de Montélimar, qui avaient décidé de quitter la France pour venir s’établir en Suisse, apprenant l’existence d’Ecône, prennent contact avec les nouveaux propriétaires. La mère supérieure et deux membres de son conseil arrivent en Valais au début janvier 1969. Roger Lovey se rend aussitôt avec la mère supérieure chez Mgr Adam pour le mettre au courant et solliciter son autorisation avant toute autre démarche. Lors de la visite du domaine, les "acheteurs d’Ecône" offrent aux sœurs de leur céder gratuitement deux hectares de terrain pour qu’elles puissent consacrer leur capital de 200'000 francs à d’autres fins, éventuellement de construction. Mais ils reçoivent une lettre (datée du 30 janvier 1969) leur disant que les carmélites renonçaient pour diverses raisons, dont notamment la situation point assez ensoleillée pour des sœurs habituées au soleil de la Provence.
Contact est pris avec les Ursulines de Sion pour leur demander si elles pourraient éventuellement utiliser les bâtiments. Roger Lovey eut une entrevue avec la révérende mère supérieure et rendez-vous est pris sur place. La veille malheureusement la révérende mère était victime d’un accident qui fit renvoyer sine die les pourparlers.
Sur ces entrefaites, Me Lovey fait la connaissance de Mgr Marcel Lefebvre (1905-1991) chez le révérend curé de Fully, Henri Bonvin (1903-1983), qui avait été son condisciple au séminaire français de Rome. Ayant donné, en 1968, sa démission de supérieur général des Spiritains, l’évêque français a des séminaristes à Fribourg qu’il aide à recevoir une meilleure formation. Roger Lovey lui parle d’Ecône et de ce que les acquéreurs se sont proposé lors de l’achat. Ils vont visiter les lieux.
Monseigneur lui dit que c’était sans doute très bien, mais qu’il n’a pas de projets précis, bien que la nécessité lui soit apparue rapidement de créer une année de spiritualité pour préparer plus directement au grand séminaire. Mais Ecône est loin de Fribourg et Mgr Lefebvre ne voit pas comment il pourrait s’occuper et de ses séminaristes à Fribourg et des jeunes qui seraient à Ecône.
Après cette rencontre, Roger Lovey se rend aussitôt chez Mgr Adam pour l’informer de l’entrevue qu’il a eue. Les cinq sociétaires ont ensuite une entrevue avec l’archevêque à une date qui doit se situer en février 1969. Elle porte sur des questions pratiques d’aménagement éventuel. Me Lovey reçoit encore deux courriers de Mgr Lefebvre (2 avril et 25 juin 1969) avant de le retrouver chez Mgr Adam le lundi 30 juin 1969. Puis ce fut un long silence jusqu’en mai 1970, occasion d’une nouvelle visite à Ecône , avant le courrier du 24 juin 1970 : « La Providence me dirige donc à nouveau vers vous pour vous demander de bien vouloir nous accueillir à Notre-Dame-des-Champs à Ecône. »
abbé Claude Pellouchoud
paru dans Le Rocher c'est le Christ n° 114 – août - septembre 2018
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