La parole de Mgr Marcel Lefebvre – Le Rocher 127
Nous sentions un esprit qui n’était plus celui de Notre-Seigneur
A l’occasion de ses quarante ans d’épiscopat (1987), notre fondateur déclara que tout son épiscopat a été fait sous une lumière qui se résume dans la devise qu’il a voulu inscrire dans ses armoiries lorsque qu’il a été nommé évêque de Dakar, « Credidimus caritati » « Nous avons cru à la charité », et dans celle de saint Pie X, « Instaurare omnia in Christo » « Tout restaurer dans le Christ ».
Evidemment, au cours de ces quarante années, les circonstances ont été très différentes, entre la période où je me suis trouvé à Dakar pendant quinze années et en même temps Délégué apostolique pour l’Afrique francophone, et les années qui ont suivi.
Les merveilleuses années de Dakar (1947-1962)
Les quinze années de Dakar ont été, je puis le dire, des années merveilleuses, merveilleuses parce que remplies de grâces.
Au cours de ces années, après la guerre, le calme et la paix étant revenus, il y a eu une atmosphère très favorable au règne de Notre-Seigneur Jésus-Christ dans les missions. Les gouvernements, d’une manière générale, ne faisaient pas d’opposition ; dans l’ensemble même, ils favorisaient plutôt nos écoles, nos œuvres, et par conséquent notre apostolat.
C’est ainsi que dans ces diocèses qui, de quarante-cinq sont passés à soixante-quatre pendant les onze ans que j’ai passés comme Délégué apostolique en Afrique, un immense développement s’est opéré par le zèle des missionnaires et celui des évêques : multiplication des séminaires et des œuvres religieuses, abondance de vocations, séminaires remplis, religieuses venues d’Europe, venues du Canada pour aider à l’évangélisation, religieuses autochtones, africaines.
Il était vraiment très consolant, à l’occasion de mes visites, de constater cet immense et merveilleux développement, dans la paix, dans l’union de tous et dans la foi catholique. Il n’y avait pas de problème, pas de contestation, pas de division.
Mais après quinze années passées à Dakar, je fus appelé par le pape Jean XXIII (1881-1963) pour participer à la Commission centrale préparatoire du Concile. Je suis monté maintes fois à Rome pour me trouver dans cette assemblée imposante de soixante-dix cardinaux, vingt archevêques et évêques, et quatre généraux d’Ordre, réunions souvent présidées par le pape Jean XXIII lui-même, pour préparer le Concile.
J’avoue qu’alors, cet idéal et cette lumière qui illuminaient mon épiscopat, ont été profondément troublés. A l’occasion des réunions, des discussions, et parfois, il faut le dire, des oppositions entre cardinaux, j’ai senti qu’un vent nouveau passait dans l’Eglise, un vent qui ne me semblait pas être vraiment le souffle du Saint-Esprit.
Un esprit d’abandon de Notre-Seigneur Jésus-Christ
Ayant résilié mes fonctions d’archevêque de Dakar à la demande du Saint-Siège pour prendre le siège de Tulle en 1962, précisément pendant la préparation du Concile qui s’est ouvert en octobre 1962, j’ai senti que dans le diocèse de Tulle aussi, une autre atmosphère que celle que j’avais connue à Dakar, soufflait et manifestait clairement des difficultés graves dans la sainte Eglise.
Dans ce diocèse, apparaissait un certain découragement à l’inverse de ce que j’avais vu en Afrique : diminution des vocations, fermeture du séminaire. « Tous les ans, depuis un certain nombre d’années déjà, me disait mon prédécesseur Mgr [Aimable] Chassaigne (1885-1962), on ferme des maisons religieuses, on ferme des écoles catholiques, les sœurs quittent les hôpitaux. » Une grande douleur et un grand désarroi affectaient ces bons prêtres, car les prêtres étaient très pieux et très fervents mais ils sentaient comme une espèce de fatalité qui s’abattait sur ce diocèse – comme sur les autres diocèses d’ailleurs – par la diminution des ouvriers travaillant à la vigne du Seigneur.
Un esprit nouveau soufflait : « Il faut aller au monde, il faut sortir de nos sacristies, il faut changer notre liturgie si nous voulons être à la page. Si nous voulons être entendus, il faut épouser les idées de ce monde, du monde du travail… ». C’étaient les débuts du mouvement des prêtres ouvriers. Pour la première fois dans une réunion épiscopale, à Bordeaux où je me trouvais, puisque c’était l’archevêque de Bordeaux qui était le président de la réunion du Sud-Ouest, on a posé dans cette assemblée, la question qui m’a semblé ahurissante, invraisemblable : « Faut-il que nos prêtres gardent encore la soutane ? ». Alors que tous nos prêtres avaient la soutane ; il n’était pas question qu’ils la quittent, nulle part ! Ce sont les évêques qui ont posé cette question-là ! Et l’archevêque a dit : « Oh, je pense en effet qu’il serait bien préférable que nous abandonnions la soutane. »
J’ai senti un esprit nouveau, un esprit d’abandon de Notre-Seigneur Jésus-Christ, car enfin, la soutane est un symbole. Bien sûr qu’on peut être bon prêtre sans la soutane, mais c’est un symbole : symbole de l’esprit de Notre-Seigneur Jésus-Christ, de l’esprit de pauvreté, de l’esprit de renoncement, de l’esprit de chasteté. Et que prêchons-nous, nous prêtres, sinon ces vertus : vertu de pauvreté, d’obéissance, de chasteté, d’humilité, de renoncement, dont la soutane est le modèle et le symbole ? Abandonner la soutane, c’était en quelque sorte, vis-à-vis de nos fidèles, vis-à-vis de nos populations, abandonner l’idéal de Notre-Seigneur Jésus-Christ dont ils ont besoin pour se maintenir dans la vertu. Tout cela était de mauvais augure, et en effet, il a bien fallu constater qu’avant même le Concile, il y avait des divisions profondes.
J’ai alors été nommé Supérieur général des Pères du Saint-Esprit. Pourquoi me faisait-on confiance, alors que j’étais déjà connu pour mes idées traditionnelles ? Mes confrères ont cependant voulu m’élire comme Supérieur général d’une congrégation qui comptait cinq mille trois cents membres et soixante évêques, soixante diocèses dans les divers pays du monde africain et américain.
L’esprit nouveau du Concile
Le Concile s’est alors déroulé avec son esprit nouveau, avec un esprit d’écoute, favorable au monde, ouvert à l’esprit de liberté, à l’esprit de démagogie. Cela s’est traduit par un esprit collégial qui détruisait la notion de l’autorité. L’autorité ne pouvait plus s’exercer sans être obligée de demander à tous les sujets quelle était leur pensée. Et ces sujets, comme il est écrit dans le Décret des religieux, ont droit à participer à l’exercice de l’autorité, même chez les religieux.
C’est la destruction de l’autorité ! Comment l’autorité peut-elle s’exercer s’il faut qu’elle demande à tous les membres de participer à l’exercice de l’autorité ? Ce fut l’une des caractéristiques du Concile : contre l’autorité du pape, les évêques se sont dressés ; contre l’autorité des évêques, contre toute autorité, même contre l’autorité du père de famille, contre l’autorité des supérieurs des congrégations religieuses, une opposition s’est levée.
Je l’ai senti dans ma congrégation ; il m’était difficile de diriger la congrégation à cause de ce vent de liberté et d’inquisition, en quelque sorte, qui se soulevait chez les membres. C’est un esprit révolutionnaire qui a alors soufflé dans le Concile.
Sont venues ensuite les réformes postconciliaires : réformes des congrégations, réformes des séminaires, réformes de la Curie romaine… Lors des réformes des congrégations religieuses, est venu l’ordre selon lequel il fallait que les congrégations religieuses s’adaptent au nouvel esprit, à ce qu’on appelait déjà « l’esprit du Concile » : esprit mondain, esprit qui n’est plus véritablement chrétien, qui n’est plus l’esprit d’humilité, d’obéissance, de dépendance de Dieu. Tout le monde voulait son indépendance !
Alors, à l’occasion du chapitre général, quand j’ai constaté précisément que les effets du Concile détruisaient complètement l’autorité dans la congrégation dont j’étais supérieur encore pour six ans – puisque c’était en 1968 et j’étais nommé jusqu’en 1974 – j’ai préféré donner ma démission. Je n’ai pas voulu signer les actes de ce chapitre général qui démolissait notre congrégation des Pères du Saint-Esprit. Et c’est un fait aujourd’hui, elle est ruinée : il n’y a plus de noviciat, il n’y a plus de missionnaires à envoyer en Afrique. C’est la destruction de notre chère congrégation…
C’est donc dans ce climat, mes bien chers frères, que s’est déroulé mon épiscopat après les quinze années à Dakar. Atmosphère douloureuse ! Nous sentions un esprit qui n’était plus celui de Notre Seigneur Jésus-Christ, qui n’était plus l’esprit vraiment chrétien.
Une situation grave, tragique
Les années ont passé, et sont venues ces manifestations d’œcuménisme, d’un œcuménisme contraire à l’esprit de Notre-Seigneur Jésus-Christ, contraire à la royauté de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
Devant les réformes qui s’établissaient partout et particulièrement dans les séminaires, me sont venus du Séminaire français de Rome, quelques séminaristes. Tandis que j’avais pris une retraite dans la maison des Lituaniens à Rome, des jeunes du Séminaire français sont venus insister auprès de moi pour que je fasse quelque chose pour eux, parce que dans le séminaire c’était le désordre, c’était la révolution. Il n’y avait plus de discipline, plus d’esprit d’étude, plus d’esprit de prière.
Une nouvelle liturgie s’instaurait : chaque semaine, un « comité de liturgie » était nommé et changeait la liturgie. Devant ce désarroi, devant ce désordre, ils sont venus me demander de les aider à garder la foi, à garder la Tradition, à garder ce qu’on leur avait enseigné dans leur jeunesse. Alors, poussé par ces jeunes, je suis venu ici en Suisse, voir Mgr Charrière que je connaissais déjà – il était venu à Dakar passer quinze jours parce qu’il y avait des Suisses qui se trouvaient dans le diocèse de Dakar.
J’ai demandé au Bon Dieu un signe de la Providence : ou bien Mgr Charrière acceptait cette fondation, ou il la refusait, et ce serait le signe du Bon Dieu. Quand je suis allé le voir, le cher Mgr Charrière m’a dit : « Mais Monseigneur, faites, faites, je vous en supplie ! Nous sommes dans une situation grave, tragique, m’a-t-il dit, je le sens dans mon diocèse aussi. Où allons-nous ? Nous allons à la destruction de la foi. Faites, je vous en supplie, faites quelque chose ici : louez un appartement pour vos séminaristes, occupez-vous-en, je vous donne toute autorisation. »
Ce n’est qu’un an après qu’il nous signait le décret de reconnaissance de la fondation de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X (1er novembre 1970). Nous étions donc parfaitement en règle avec les autorités de l’Eglise.
Mais évidemment, en maintenant la Tradition face à ce vent qui soufflait contre elle, et qui soufflait dans les plus hautes instances de l’Eglise, cela ne pouvait que déplaire puisque l’épuration s’était faite. Les cardinaux et les archevêques traditionalistes, dans les postes importants, comme celui de Dublin ou celui de Madrid, étaient éliminés, tout simplement ! Et les cardinaux qui étaient traditionalistes et conservateurs à Rome, étaient, eux aussi, remplacés immédiatement : le cardinal Ottaviani et d’autres cardinaux comme lui, ont été immédiatement remerciés. Il était évident que mon initiative ne pouvait pas plaire aux autorités romaines, et encore moins aux autorités françaises qui craignaient de voir revenir chez eux des prêtres gardant la Tradition, gardant la soutane et la liturgie d’autrefois. C’est pourquoi est venue la persécution, persécution dont vous, mes chers amis suisses qui entourez Ecône, avez été les témoins.
La vraie liturgie est une école de respect et d’adoration
Et vous aussi, qui êtes déjà prêtres depuis une dizaine d’années, vous avez été à ce moment-là témoins, de 1974 à 1977, des difficultés que nous avons eues avec Rome, parce que nous gardions la sainte messe de toujours, parce que nous gardions la foi en Notre-Seigneur Jésus-Christ Roi.
Car cette messe exprime précisément la royauté de Notre Seigneur Jésus-Christ par tout le respect qui s’exprime dans ces cérémonies. Vous pouvez voir et constater ce respect profond pour la Personne de Notre-Seigneur Jésus-Christ, pour le corps, le sang, l’âme et la divinité de Notre-Seigneur Jésus-Christ dans l’Eucharistie, respect également à l’égard de ceux qui représentent Notre-Seigneur Jésus-Christ dans ces cérémonies.
La vraie liturgie est une école de foi, une école de respect et d’adoration envers Dieu, et de respect envers ceux qui participent à l’autorité de Notre-Seigneur Jésus-Christ. C’est toute une école, c’est toute une éducation qui est faite depuis notre enfance ! Lorsque nous observons cela, enfant, nous nous rendons compte en grandissant qu’il y a là un grand mystère, le mystère de Dieu, le mystère de l’autorité de Dieu dont nous dépendons à tout instant de notre vie. La liturgie exprime ce mystère de la Croix qui se réalise sur nos autels, et manifeste l’attitude de l’Eglise vis-à-vis de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
Voilà où nous en sommes. On a essayé jusqu’à présent de nous faire comprendre qu’il fallait suivre le nouveau courant, et je répétais incessamment : « Si je suis le courant que vous suivez vous-mêmes, j’aurai les mêmes résultats. Vos séminaires se ferment, vos séminaires se vendent et les prêtres que vous formez, n’ont plus l’esprit sacerdotal. La meilleure preuve, c’est qu’un bon nombre d’entre eux, trois ou quatre ans après leur ordination, se marient et abandonnent le sacerdoce. Je ne veux pas en arriver là avec mes séminaristes ! Je veux des prêtres authentiques, des prêtres de Notre-Seigneur Jésus-Christ qui croient, qui ont la foi et qui sont prêts à souffrir pour leur foi, qui sont prêts à renoncer à toutes ces habitudes mondaines qui se sont introduites à l’intérieur de l’Eglise et qui ont même envahi les sacristies et le sacerdoce. » C’est la situation dans laquelle je me trouve, en cette quarantième année de mon épiscopat…
Mgr Marcel Lefebvre
(Homélie à Ecône, 3 octobre 1987)