La parole de Mgr Lefebvre – Le Rocher 144

La foi subjective des modernistes

Dans le vocabulaire entièrement renouvelé des hommes d’Eglise, quelques mots ont survécu. Foi est l’un d’eux. Mais il existe une définition de la foi, on ne peut pas la changer. C’est à celle-ci que doit se référer le catholique quand il n’entend plus rien au discours embrouillé et prétentieux qu’on lui tient.

La foi est l’adhésion de l’intelligence à la vérité révélée par le Verbe de Dieu. Nous croyons à une vérité qui vient du dehors et qui n’est pas, en quelque sorte, sécrétée par notre esprit. Nous y croyons à cause de l’autorité de Dieu qui nous la révèle. Il ne faut pas chercher ailleurs.

Cette foi-là, personne n’a le droit de nous la prendre pour la remplacer par une autre. Nous voyons resurgir une définition moderniste de la foi, déjà condamnée par Pie X (…) 1.

Le modernisme n’est pas une invention récente, il ne l’était déjà pas en 1907, date de la fameuse encyclique ; c’est l’esprit perpétuel de la Révolution, qui veut nous enfermer dans notre humanité et mettre Dieu hors la loi. Sa fausse définition ne cherche qu’à corrompre l’autorité de Dieu et l’autorité de l’Eglise.

La foi n’est pas un sentiment religieux aveugle

La foi nous vient de l’extérieur, nous sommes obligés de nous y soumettre. « Celui qui croit sera sauvé, celui qui ne croit pas sera condamné », c’est Notre-Seigneur qui l’affirme.

Lorsque je suis allé voir le pape en 1976, il m’a, à mon immense surprise, reproché de faire prêter à mes séminaristes un serment contre lui. J’ai eu peine à comprendre d’où cela pouvait venir, car quelqu’un lui avait de toute évidence soufflé cette idée, dans l’intention de me nuire. Puis la lumière s’est faite dans mon esprit : on avait malignement interprété dans ce sens le serment antimoderniste que jusqu’ici tout prêtre était tenu de réciter solennellement avant son ordination et tout dignitaire ecclésiastique au moment de recevoir sa charge. Paul VI l’avait lui-même prêté plus d’une fois dans sa vie.

Or voici ce qu’on trouve dans ce serment : « Je tiens très certainement et je professe sincèrement que la foi n’est pas un sentiment religieux aveugle, qui émerge des ténèbres du subconscient sous la pression du cœur et l’inclination de la volonté moralement informée. Mais qu’elle est un véritable assentiment de l’intelligence à la vérité reçue du dehors, par laquelle nous croyons vrai, à cause de l’autorité de Dieu, tout ce qui a été dit, attesté et révélé par le Dieu personnel, notre créateur et notre maître. »

Le serment antimoderniste n’est plus exigé pour devenir prêtre ou évêque ; s’il l’était, il y aurait encore moins d’ordinations qu’il n’y en a. En effet le concept de foi est faussé et beaucoup de personnes, sans penser à mal, se laissent influencer par le modernisme. C’est pourquoi elles acceptent de croire que toutes les religions sauvent : si chacun a une foi selon sa conscience, si c’est la conscience qui produit la foi, il n’y a plus de raison de penser qu’une foi sauve mieux qu’une autre, pourvu que la conscience soit orientée vers Dieu. On lit des affirmations comme celle-ci dans un document venant de la commission de catéchèse de l’épiscopat français : « La vérité n’est pas quelque chose de reçu, de tout fait, mais quelque chose qui se fait. »

L’extraordinaire actualité de l’encyclique Pascendi

La différence d’optique est totale. On nous dit que l’homme ne reçoit pas la vérité, mais qu’il la construit. Or nous savons – et notre intelligence elle-même nous le confirme – que la vérité ne se crée pas, ce n’est pas nous qui la créons. Mais comment se défendre contre ces doctrines perverses qui ruinent la religion, d’autant que ces « diseurs de nouveautés » se trouvent dans le sein même de l’Eglise ? Ils ont été, Dieu merci, démasqués dès le début du siècle d’une façon qui permet de les reconnaître aisément. Ne pensons pas qu’il s’agisse d’un phénomène ancien intéressant les seuls historiens ecclésiastiques : Pascendi est un texte qu’on croirait écrit aujourd’hui, il est d’une actualité extraordinaire et dépeint, avec une fraîcheur que l’on ne saurait trop admirer, ces ennemis de l’intérieur.

Les voici « courts de philosophie et de théologie sérieuses, se posant, au mépris de toute modestie, en rénovateurs de l’Eglise,… contempteurs de toute autorité, impatients de tout frein ».

« Leur tactique est de ne jamais exposer leurs doctrines méthodiquement et dans leur ensemble, mais de les fragmenter en quelque sorte, de les éparpiller çà et là, ce qui prête à les faire juger ondoyants et indécis, quand leurs idées, au contraire, sont parfaitement arrêtées et consistantes… Telle page de leur ouvrage pourrait être signée par un catholique ; tournez la page, vous croyez lire un rationaliste… Réprimandés et condamnés, ils vont leur route, dissimulant sous des dehors menteurs de soumission une audace sans bornes… Quelqu’un a-t-il le malheur de critiquer l’une ou l’autre de leurs nouveautés, pour monstrueuse qu’elle soit, en rangs serrés ils fondent sur lui ; qui la nie est traité d’ignorant, qui l’embrasse et la défend est porté aux nues…

Un ouvrage paraît, respirant la nouveauté par tous ses pores, ils l’accueillent avec des applaudissements et des cris d’admiration. Plus un auteur aura apporté d’audace à battre en brèche l’antiquité, à saper la Tradition et le magistère ecclésiastiques et plus il sera savant. Enfin, s’il arrive que l’un d’entre eux soit frappé des condamnations de l’Eglise, les autres aussitôt de se presser autour de lui, de le combler d’éloges publics, de le vénérer presque comme un martyr de la vérité. »

Tous ces traits correspondent si bien à ce que nous voyons qu’on les croirait relevés tout récemment. (…) La seule nouveauté par rapport à la description de saint Pie X est qu’ils ne se dissimulent plus sous des dehors menteurs de soumission ; ils ont pris de l’assurance, ils ont trop d’appuis dans l’Eglise pour se cacher encore. Le modernisme n’est pas mort, il a au contraire progressé et il s’affiche.

Continuons de lire Pascendi : « Après cela, il n’y a pas lieu de s’étonner si les modernistes poursuivent de toute leur malveillance, de toute leur acrimonie, les catholiques qui luttent vigoureusement pour l’Eglise. Il n’est sorte d’injures qu’ils ne vomissent contre eux. S’agit-il d’un adversaire que son érudition et sa vigueur d’esprit rendent redoutable : ils chercheront à le réduire à l’impuissance en organisant autour de lui la conspiration du silence. » C’est le cas aujourd’hui des prêtres traditionalistes pourchassés, persécutés, des écrivains religieux et laïcs dont la presse aux mains des progressistes ne dit jamais un mot. Des mouvements de jeunesse aussi, tenus à l’écart parce qu’ils restent fidèles et dont les édifiantes activités, pèlerinages ou autres, demeurent inconnues du public qui pourrait y trouver pourtant un réconfort.

« S’ils écrivent l’histoire, ils recherchent avec curiosité et publient au grand jour, sous couleur de dire toute la vérité et avec une sorte de plaisir mal dissimulé, tout ce qui leur paraît faire tache dans l’histoire de l’Eglise. Dominés par de certains a priori, ils détruisent, autant qu’ils le peuvent, les pieuses traditions populaires. Ils tournent en ridicule certaines reliques fort vénérables par leur antiquité. Ils sont enfin possédés du vain désir de faire parler d’eux ; ce qui n’arriverait pas, ils le comprennent bien, s’ils disaient comme on a toujours dit jusqu’ici. »

La voie ouverte à la variation substantielle des dogmes

Quant à leur doctrine, elle repose sur les quelques points suivants, que l’on n’aura pas de peine à reconnaître dans les courants actuels : « La raison humaine n’est pas capable de s’élever jusqu’à Dieu, non, pas même pour en connaître, par le moyen des créatures, l’existence. » Toute révélation extérieure étant impossible, l’homme cherchera en lui-même la satisfaction du besoin du divin qu’il ressent et dont les racines se trouvent dans son subconscient. Ce besoin du divin suscite dans l’âme un sentiment particulier « qui unit en quelque façon l’homme avec Dieu ». Telle est la foi pour les modernistes. Dieu est ainsi créé dans l’âme et c’est la révélation.

Du sentiment religieux, on passe au domaine de l’intelligence, qui va élaborer le dogme : l’homme doit penser sa foi, c’est un besoin pour lui, puisqu’il est doué d’intelligence. Il crée des formules, qui ne contiennent pas la vérité absolue mais des images de la vérité, des symboles. Ces formules dogmatiques sont, en conséquence, soumises au changement, elles évoluent. « Ainsi est ouverte la voie à la variation substantielle des dogmes. »

Les formules ne sont pas de simples spéculations théologiques, elles doivent être vivantes pour être véritablement religieuses. Le sentiment doit se les assimiler « vitalement ».

On parle aujourd’hui du « vécu de la foi ». « Afin qu’elles soient et restent vivantes, continue Pie X, ces formules doivent rester assorties au croyant et à sa foi. Le jour où cette adaptation viendrait à cesser, ce jour-là elles se videraient du même coup de leur contenu primitif : il n’y aurait pas d’autre parti à prendre que de les changer. Etant donné le caractère si précaire et si instable des formules dogmatiques, on comprend à merveille que les modernistes les aient en si mince estime, s’ils ne les méprisent pas ouvertement. Le sentiment religieux, la vie religieuse, c’est ce qu’ils ont toujours aux lèvres. » Dans les homélies, les conférences, les catéchismes, on fait la chasse aux « formules toutes faites ».

Le croyant fait son expérience personnelle de la foi, puis il la communique à d’autres par la prédication, c’est ainsi que l’expérience religieuse se propage. « Quand la foi est devenue commune ou, comme on dit, collective » on éprouve le besoin de s’organiser en société pour conserver et accroître le trésor commun. D’où la fondation d’une Eglise. L’Eglise est « le fruit de la conscience collective, autrement dit de la collection des consciences individuelles : consciences qui dérivent d’un premier croyant – pour les catholiques, de Jésus-Christ. »

Et l’histoire de l’Eglise s’écrit comme suit : au début, quand on croyait encore que l’autorité de l’Eglise venait de Dieu, on l’avait conçue comme autocratique. « Mais on en est bien revenu aujourd’hui. De même que l’Eglise est une émanation vitale de la conscience collective, de même, à son tour, l’autorité est un produit vital de l’Eglise. » Alors, il faut que le pouvoir change de mains et vienne de la base. La conscience politique a créé le régime populaire, il doit en être de même dans l’Eglise : « Si l’autorité ecclésiastique ne veut pas, au plus intime des consciences, provoquer et fomenter un conflit, à elle de se plier aux formes démocratiques. »

Vous comprenez maintenant, catholiques perplexes, où le cardinal Suenens et tous les théologiens tapageurs ont été chercher leurs idées. La crise postconciliaire est en parfaite continuité avec celle qui a agité la fin du siècle dernier et le début de celui-ci. Vous comprenez aussi pourquoi, dans les livres de catéchisme que vos enfants rapportent à la maison, tout commence aux premières communautés qui se sont formées après la Pentecôte, lorsque les disciples ont ressenti le besoin du divin à la faveur du choc provoqué par Jésus, et ont vécu ensemble « une expérience originale ». Vous pouvez vous expliquer l’absence des dogmes, la Sainte Trinité, l’Incarnation, la Rédemption, l’Assomption, etc., dans ces mêmes livres et dans les sermons. (…)

Les catholiques qui s’étonnent du langage nouveau utilisé dans « l’Eglise conciliaire » ont avantage à savoir qu’il n’est pas si nouveau, que Lamennais, Fuchs, Loisy l’employaient déjà au siècle dernier, et qu’eux-mêmes n’avaient fait que ramasser toutes les erreurs qui ont pu courir au cours des siècles. La religion du Christ n’a pas changé et ne changera jamais, il ne faut pas se laisser faire.

Mgr Marcel Lefebvre

(Lettre ouverte aux Catholiques Perplexes   – chap. XVI)

  • 1Encyclique Pascendi Dominici gregis sur les erreurs du modernisme, du 8 septembre 1907.